En dehors de celle de Shaylena qui n’était que très peu concrète, les trois pistes convergeaient étonnement vers le capitaine. Qu’il soit impliqué ou non dans cette histoire, il devait, en tous les cas, avoir certaines informations à ce sujet ; cependant, Ifreann n’eut pas le temps de déterminer quelque plan ou même de rajouter quoi que ce soit à la conversation : une voix s’éleva sans que l’on s’y attende, annonçant l’approche d’un embarcation plein ouest. C’était ainsi que les gens de la mer se rendaient visite ?...

Alors que tout, jusque là, lui semblait lent, alors qu’elle pensait ne jamais sortir de cet état d’attente qu’elle maudissait du plus profond de son âme, tout s’accéléra soudainement. Le pont grouillait désormais de matelots qui couraient ici et là, des ordres étaient donnés devant, derrière elle, à côté... Elle n’arrivait parfois même pas à définir d’où ils provenaient et à qui ils étaient adressés. Elle ne remarqua pas, de la même sorte, la disparition de Shaylena ; du moins, pas avant que certaines personnes – dont Narhuitlalashishtom – se précipitent vers le bastingage. Un peu larguée – sans mauvais jeux de mots –, la Mutsou suivit la petite troupe et elle réagit à la vision de la combinaison qui flottait à la surface par un léger tressaillement. Maintenant qu’elle y pensait, la Steamer n’était plus sur le pont... Et il n’y avait probablement que elle pour porter une telle tenue. Ses doigts se crispèrent sur le bois, ses mâchoires se serrèrent, tandis que le Chi Sygni, non-loin de là, expliquait calmement à Narhuit’ qu’ils seraient payés à proportion de ce qu’ils accompliraient et ce qu’ils subiraient – tout comme ce que venait de subir cette pauvre mais tout de même très idiote Shaylena. C’était ainsi que l’on honorait les morts – même bêtes –, en mer ? En payant leur famille ? Autrefois, elle aurait réagi comme Io’. Mais maintenant qu’elle avait pris goût à ses proches, qu’elle avait pris goût à aimer et à être aimée en retour, qu’elle avait pris goût à la sédentarisation plutôt qu’aux voyages risqués, elle n’arrivait pas à comprendre comment on pouvait rester de marbre face à ce genre de drames. Elle évita de se mettre à la place de la famille de la Steamer qui, à défaut de voir le retour de la demoiselle, recevrait une bourse bien remplie – elle l’imaginait – de kamas. C’était inconcevable à ses yeux.

Tout cela ne fit que lui rappeler qu’elle était belle et bien coincée ici, entre une malédiction et des requins affamés. Ô qu’elle aurait été bien, assise dans son sofa auprès des siens ! Pourquoi s’était-elle laissée tenter par cette aventure foireuse ?... Désormais, elle n’avait plus qu’une chose à faire : garder la tête haute et attendre la suite des évènements... Qui arriverait aprioris dans trente minutes.

____

HRP:

Ifreann écouta la tirade du dénommé Tsanas avec un sourcil levé, l’air plus étonné que jamais. Elle qui s’était attendue à une attaque, à de l’aventure, des pirates ; à quelque chose de plus excitant, quoi !... Elle faisait simplement face à un Pandawa inoffensif venu délivrer un message. Boh. La Mutsou s’inclina brièvement vers Narhuit’.

- P’tain, si l’alcool rend aussi poète, j’suis prêt’ à d’venir accroc.

C’était bien entendu une plaisanterie ; Ifreann n’avait ni l’ambition de devenir poète, et encore moins celle de devenir alcoolique. Elle s’en sortait avec le peu de moyens qu’elle avait : sa petite matière grise et son écriture pattes-de-mouche. Finalement, le disciple de la Déesse ivrogne s’était tourné vers eux, les aventuriers, au nombre de trois maintenant. Visiblement, il s’était tout de suite intéressé à la petite vieille puisque c’est à elle qu’il s’adressa directement.

- Par la verge de Djaul ! En voilà une qui a été gâtée par la nature ! Après des heures et des heures à ramer, en allant de galère en galère sans pour autant voguer sur l'une d'elle, me voilà arrivé au paradis. A qui ai-je l'honneur ?
- Ifreann, enchantée, répondit la Mutsou en sachant pertinemment que la question ne lui était pas adressée ; tout du moins, pas prioritairement. Et elle c’est Narhuitlalashishtom. T’peux mett’ l’nombre de lala que tu veux, ça marche quand même j’crois.

Avant que quelconque mot soit échangé, Al Débaran reprit la parole, haut et fort : il s’adressait de nouveau à son équipage, eux y-compris. Ifreann n’avait pas vraiment fait attention aux propos échangés entre le capitaine et son second auparavant, estimant que ce n’était pas ses affaires et que ça n’avait rien à voir avec ce qu’ils cherchaient, mais cette fois-ci, elle n’avait pas d’autre choix que d’y être attentive.

- Monsieur Tsanas, je vous laisse décrire à mon équipage la raison pour laquelle votre " Capitaine " vous a abandonné à votre sort sur cette barque. Ahah ! Il semblerait toutefois que votre venue ne soit pas inutile, ce message de cet éhonté de Lib Kely règle une vieille dette qu'il avait envers moi. Dans ma clémence je... ne vous mettrai pas aux fers. Toutefois, vous faire intégrer l'équipage me ferait mal au cœur au vu de tous les bons bougres ici présents qui méritent leur place. Ce serait insulter la profession et le navire que de prendre un gars de Lib Kely. Hum... Puisque vous semblez bien vous amouracher de nos hôtes, passez donc le voyage en leur compagnie, et essayez de vous rendre utile. Merci bien.

Le visage d’Ifreann se décomposa. Son regard se tourna lentement vers Tsanas tandis que ses mâchoires bougeaient activement sous ses joues. Ainsi, ils étaient considérés comme une sous-classe aux yeux du capitaine. Il ne mêlait pas le Pandawa à ses « employés », mais à eux, les petits aventuriers. Cela ne fit que confirmer les soupçons qu’avait la Mutsou sur Al Débaran. Elle se demanda même si cette soudaine arrivée n’avait pas été organisée à l’avance. Quoi qu’il en soit, Tsanas et elle n’allaient pas être copains comme Porkass, pour sûr. Et elle n’hésiterait pas à lui frapper dessus pour lui faire cracher le morceau s’il disait quoi que ce soit s’avérant être en rapport avec l’enquête.  

La vivacité qui avait animé les aventuriers lors de l’arrivée de Tsanas et de la plongée de Shaylena avait eu vite fait de disparaître. Ifreann avait cru pouvoir apprendre quelque chose avec ce qui semblait être le petit secret du disciple de Pandawa, mais rien. Il n’avait fait que raconter ce qu’il avait vécu pour en arriver jusqu’ici ; autant dire que ça ne les avançait pas trop, voire pas du tout. Le calme plat était vite revenu à bord, à l’image de la mer. Sur les quelques jours qui s’étaient écoulés depuis, il n’y avait eu qu’une petite attaque ridicule à laquelle la Mutsou n’eut même pas à participer. Dommage. En revanche, une nouvelle était parvenue jusqu’à ses oreilles et ce n’était, à ses yeux, pas une des moindres : ils allaient mettre pied sur terre le temps de réparer les dommages qu’avait subi le Requin Jaune. Retrouver le sol, il n’y avait rien d’autre qui pouvait lui faire plaisir en ce moment. De faisable, en tout cas.

Ainsi, lorsqu’on annonça l’île Kanigrou, Ifreann se précipita rapidement sur le pont pour la voir : effectivement, il y avait un petit morceau de terre au loin. Un sourire traça sur son visage tandis que les matelots commençaient doucement à s’activer derrière. Grâce à cette île, la Mutsou pourrait enfin retrouver son équilibre en marchant. Grâce à cette île, elle pourrait se défouler. Grâce à cette île, elle pourrait courir un peu, même. Grâce à cette île, elle aurait la sensation d’être enfin rentrée chez elle, elle qui commençait à regretter sa décision. Grâce à cette île, elle pourrait enfin s’éclaircir les idées. Grâce à cette île... Peut-être qu’ils auraient l’occasion de jeter un œil autour du Requin Jaune pour y trouver des indices ? Eh bien oui, puisque les informations n’étaient pas sur le bateau, elles étaient peut-être en dessous ?... Grâce à cette île, ils trouveraient peut-être la source de tous ces problèmes. Mais c'était tant de peut-être, et trop peu de sûrement...